Quand l'IA redéfinit les frontières éthiques et morales de l'entrepreneuriat

Paris, le 7 Novembre 2025

L'intelligence artificielle (IA) a redéfini les règles de l'entrepreneuriat. Ce qui prenait autrefois des mois comme concevoir un produit, identifier un marché, ou construire une stratégie commerciale se fait désormais en quelques jours. L'IA accélère chaque étape : elle génère du contenu en quelques secondes, analyse des millions de données pour cibler les audiences les plus réceptives, et permet de tester des dizaines de produits simultanément sans investissement majeur. Cette démocratisation des outils a créé une nouvelle façon de travailler, d'entreprendre, donnant naissance à une génération d'entrepreneurs qui exploitent ces technologies pour lancer des business à une vitesse inédite.

Ces IA se perfectionnent et se diversifient en permanence, créant sans cesse de nouvelles possibilités. Cette nouvelle façon d'entreprendre, portée par l'innovation technologique, bouscule les cadres existants et soulève des enjeux inédits au niveau éthique, moral, voire juridique. Prenons Tommi Pedruzzi : il génère des millions en vendant des ebooks créés par IA qu'il ne lit jamais, publiés en masse sur Amazon. Une pratique techniquement légale, mais éthiquement flou, qui mériterait d’être encadrée pour limiter les dérives.
Le droit ne pouvant anticiper ce qui évolue en permanence : il s'adapte après coup, une fois que les pratiques se sont généralisées.
C'est précisément dans ce décalage temporel, entre l'évolution des IA et l'adaptation juridique, qu'une immense zone grise s'installe. 

Cette zone grise soulève des questions inédites. Avec l'IA, les frontières entre ingéniosité entrepreneuriale et manipulation pure deviennent floues. Où s'arrête l'optimisation c’est à dire ce qu'on appelle le "hack", ces stratégies ingénieuses qui exploitent intelligemment les failles d'un système pour accélérer la croissance et où commence le scam ? Quand l'automatisation massive devient-elle de la manipulation ? À partir de quel moment exploiter l'IA pour vendre en masse devient malhonnête ?

Le cas Pedruzzi : anatomie d'un système ambigu

Pedruzzi n'est pas un écrivain. Il n'a jamais prétendu l'être. Pourtant, il affirme avoir généré 3 millions de dollars en vendant des livres.
Son pitch, martelé sur TikTok et YouTube génère millions de vues : vous aussi, vous pouvez devenir riche en publiant des ebooks que vous n'écrivez jamais.
Pas besoin de talent littéraire, pas besoin d'expertise particulière. Juste de l'IA, une connexion internet, et sa méthode miracle.
La promesse est séduisante : liberté financière, travail minimal, revenus passifs. En quelques heures par semaine, n'importe qui pourrait inonder Amazon de dizaines de livres générés automatiquement et encaisser les royalties. Pedruzzi vend cette vision à travers des formations payantes, des coachings, des masterclass. Son succès apparent attire des centaines, voire des milliers de personnes prêtes à payer pour apprendre sa recette.

Son système repose sur trois piliers : l'IA générative, la plateforme Amazon KDP, et une stratégie de volume industriel. D'abord, identifier des niches rentables sur Amazon comme le développement personnel, recettes de cuisine, guides pratiques, livres de coloriage.
Ensuite, utiliser ChatGPT ou d'autres outils d'IA pour générer le contenu en quelques minutes. La méthode est simple : reprendre des livres existants dans la niche choisie, analyser les critiques des lecteurs pour identifier ce qui a déplu, puis demander à l'IA de réécrire ces livres en tenant compte de ces retours. Créer une couverture avec Midjourney ou Canva. Publier sous des pseudonymes multiples pour donner l'illusion d'une diversité d'auteurs.
Répéter l'opération des dizaines, voire des centaines de fois. Le tout sans jamais lire ce qu'on publie, sans vérifier la qualité, sans se soucier de la valeur réelle apportée au lecteur. L'objectif n'est pas de créer un bon livre, mais de créer beaucoup de livres. Saturer le marché, jouer sur les algorithmes de recommandation d'Amazon, et espérer que quelques ventes s'accumulent.

C'est ici que la zone grise apparaît. D'un côté, Pedruzzi exploite intelligemment les outils disponibles. Il identifie une opportunité de marché, utilise la technologie pour automatiser la production, et applique une stratégie de volume qui, en théorie, n'a rien d'illégal. De nombreux entrepreneurs fonctionnent sur ce principe : optimiser les processus, réduire les coûts, maximiser les revenus. Mais de l'autre côté, cette automatisation pose question. Produire des livres sans jamais les lire, sans vérifier leur qualité, sans se soucier de leur utilité réelle pour le lecteur. Est-ce créer de la valeur pour le client ou simplement une extraction de valeur pour l'entrepreneur ?

La frontière devient encore plus floue quand on observe la promesse vendue. Pedruzzi ne vend pas seulement des livres, il vend une méthode pour s'enrichir rapidement. Ses formations promettent des revenus passifs, une liberté financière accessible à tous, sans effort particulier. Or, cette promesse repose sur la reproduction en masse d'un modèle qui, par définition, perd de son efficacité dès qu'il est généralisé. Plus il y a de vendeurs qui saturent Amazon avec des livres générés par IA, moins le système fonctionne pour chacun. Pedruzzi le sait-il ?
Probablement. Le dit-il à ses clients ? Non. Est-ce de l'optimisation ou de la manipulation ?

Si le cas Pedruzzi était isolé, on pourrait le considérer comme une anomalie, une déviance marginale dans un système globalement sain. Mais en observant l'écosystème entrepreneurial dopé à l'IA, un constat s'impose : cette logique n'est pas l'exception. Elle est en train de devenir la norme.

Un phénomène épidémique : La zone grise se généralise

Pedruzzi n'est que la partie visible d'un iceberg bien plus massif. Partout, sur toutes les plateformes, la même logique se déploie à une échelle industrielle. Sur TikTok Shop, des milliers de vendeurs écoulent des produits qu'ils n'ont jamais vus, fabriqués à l'autre bout du monde, avec des descriptions générées par IA et des vidéos promotionnelles créées en quelques clics. Sur Etsy, plateforme autrefois dédiée aux créations artisanales, des boutiques entières proposent désormais des designs générés par intelligence artificielle, vendus comme des œuvres "uniques" alors qu'ils sont produits en série. Le dropshipping a lui aussi évolué : ce n'est plus seulement revendre des produits chinois sans les toucher, c'est maintenant automatiser entièrement le processus de la création du site e-commerce à la rédaction des fiches produits, en passant par la gestion du service client via des chatbots.

Partout, la même logique. Exploiter l'IA pour produire en masse, à moindre coût, sans considération pour la qualité réelle. Cibler des niches rentables, saturer les plateformes, miser sur le volume plutôt que sur la valeur. L'objectif n'est jamais de créer quelque chose de durable ou d'authentique, mais de générer du profit rapidement avant de passer à autre chose. Ce qui était autrefois marginal devient progressivement la norme.
L'économie semi-légitime s'installe, et avec elle, une génération d'entrepreneurs qui navigue habilement dans cette zone grise, là où les règles sont floues et les sanctions rares.

Cette généralisation s'explique par trois facteurs convergents. D'abord, ce décalage temporel entre l'évolution des IA et celle des lois crée un espace où tout semble permis tant qu'aucune règle explicite ne l'interdit. Ensuite, les plateformes facilitent, voire encouragent indirectement ces comportements. Amazon, Etsy, TikTok Shop ne vérifient pas systématiquement la qualité des contenus ou des produits mis en vente. Tant que les transactions génèrent des commissions, il y a peu d'incitation à contrôler. Ces plateformes profitent du volume : plus il y a de vendeurs, plus il y a de transactions, plus elles gagnent. La responsabilité est diluée, rejetée sur les utilisateurs, sur les algorithmes, sur la "liberté entrepreneuriale". Enfin, l'IA est devenue accessible à tous. Plus besoin de compétences techniques avancées ou de budgets conséquents. N'importe qui peut, en quelques heures, lancer un business automatisé. Cette démocratisation est une force, mais aussi un problème : elle abaisse drastiquement la barrière à l'entrée, y compris pour ceux qui n'ont aucune éthique ni souci de créer de la valeur réelle.

Le résultat ? Une prolifération incontrôlée de pratiques limites, où la quantité écrase la qualité, et où la tromperie devient un modèle économique viable. La zone grise ne concerne plus quelques cas isolés. Elle est en train de devenir le terrain de jeu d'une économie parallèle, où les frontières entre entrepreneuriat légitime et arnaque s'estompent chaque jour un peu plus.

Où placer le curseur entre hack et scam ?

Face à cette prolifération, la question devient urgente : comment distinguer le hack du scam ? Si ces pratiques s'installent dans l'ambiguïté, c'est aussi parce qu'il n'existe pas de ligne claire pour les séparer. Pourtant, plusieurs critères permettent d'y voir plus clair.

Le premier est la transparence. Un entrepreneur qui utilise l'IA pour optimiser son business tout en étant honnête sur sa méthode et sur ce qu'il vend reste dans une zone acceptable. À l'inverse, celui qui cache délibérément l'origine automatisée de ses produits, qui invente de fausses preuves de succès ou qui exagère massivement ses résultats franchit clairement la ligne. La tromperie consciente et systématique est un marqueur fort du scam.

Le deuxième critère est la valeur réelle apportée. Un produit généré par IA peut être légitime s'il répond effectivement au besoin du client, s'il est de qualité suffisante, s'il tient ses promesses. En revanche, vendre en masse des contenus bâclés, inutilisables ou trompeurs, uniquement pour encaisser des revenus sans se soucier de la satisfaction client, relève de la manipulation. L'intention compte : cherche-t-on à créer de la valeur ou simplement à extraire de l'argent ?

Le troisième critère concerne les promesses faites. Vendre une formation en affirmant que "n'importe qui peut gagner des millions sans effort" relève du mensonge délibéré. L'entrepreneuriat, même dopé à l'IA, demande du travail, de la stratégie, et comporte des risques. Promettre l'enrichissement facile et garanti pour vendre des cours à des personnes vulnérables, c'est franchir la ligne rouge. Le “hack” devient “scam” dès lors qu'il repose sur des illusions vendues à grande échelle.

Ces critères, aussi utiles soient-ils, ne suffisent pas à régler le problème de fond. Car cette zone grise grandissante a des implications qui dépassent largement la question morale individuelle. Elle touche à l'économie elle-même.

D'abord, elle érode la confiance. Chaque livre médiocre acheté, chaque produit décevant reçu, chaque design générique vendu comme une création unique contribue à dégrader l'expérience globale. Les consommateurs apprennent progressivement à se méfier. Et quand la confiance disparaît, c'est l'ensemble du système qui vacille. Les plateformes qui profitent aujourd'hui de ce volume incontrôlé pourraient bien en payer le prix demain, lorsque les utilisateurs se détourneront massivement.

Ensuite, elle dévalorise le travail authentique. Comment un artisan qui passe des heures à créer un design original peut-il concurrencer une boutique qui génère 100 designs par jour avec Midjourney et les vend moins cher ? Comment un auteur qui consacre des mois à écrire un livre peut-il émerger dans un océan de contenus automatisés ? La zone grise ne nuit pas seulement aux consommateurs, elle menace aussi ceux qui créent réellement de la valeur. Elle instaure une concurrence déloyale où l'effort et la qualité sont systématiquement écrasés par le volume et l'automatisation.

Enfin, elle pose la question de la responsabilité. Qui doit agir ? Les législateurs, qui peinent à suivre le rythme de l'innovation ? Les plateformes, qui profitent du système tout en rejetant la responsabilité sur les utilisateurs ? Les entrepreneurs eux-mêmes, qui naviguent dans cette zone grise en connaissance de cause ? Ou les consommateurs, qui continuent d'acheter sans se poser de questions ? La réalité, c'est que personne ne peut agir seul. La responsabilité est collective, et tant qu'elle reste diffuse, la zone grise continuera de s'étendre.

Une zone grise pas si nouvelle ?

Il serait tentant de voir dans cette économie dopée à l'IA une rupture radicale, un phénomène totalement inédit. Pourtant, cette zone grise entre hack et scam n'a rien de vraiment nouveau. L'histoire de l'innovation est jalonnée de pratiques limites, d'entrepreneurs qui ont exploité des vides réglementaires pour créer des empires avant que la loi ne les rattrape.

Airbnb a commencé en contournant les réglementations hôtelières, permettant à des particuliers de louer des logements sans respecter les normes en vigueur. Était-ce un hack génial ou une forme de fraude déguisée ? Les débats ont fait rage pendant des années, et continuent encore dans certaines villes. Uber a ignoré les licences de taxi, bouleversé un secteur entier, et laissé les législateurs courir derrière. Le growth hacking lui-même repose sur des techniques agressives : faux avis, invitations spam, messages automatisés qui simulent l'humain, pour accélérer la croissance à tout prix.

Ces pratiques ont toujours existé. Les pionniers exploitent les failles, testent les limites, avancent plus vite que la réglementation. Certains finissent par être légitimés, intégrés, normalisés. D'autres sont sanctionnés, interdits, relégués aux marges. La zone grise fait partie intégrante de la dynamique entrepreneuriale : c'est le terrain où se joue l'expérimentation, où se testent les nouvelles façons de faire, avant que les règles ne se stabilisent et que le jeu ne se clarifie.

Alors, qu'est-ce qui change avec l'IA ? Deux choses fondamentales : l'échelle et la vitesse. Là où Airbnb a mis des années à s'implanter dans des centaines de villes, rencontrant des résistances locales, des débats publics, des ajustements progressifs, un entrepreneur utilisant l'IA peut inonder une plateforme de milliers de produits en quelques jours. Là où le growth hacking demandait encore des équipes, des stratégies élaborées, une certaine expertise, l'IA permet désormais à un individu seul de mettre en place des systèmes automatisés à grande échelle. La barrière à l'entrée s'est effondrée, et avec elle, la possibilité de massifier instantanément des pratiques douteuses.

Cette accélération change la nature même du problème.
Quand une dérive met des années à se propager, les régulateurs ont le temps de réagir, les plateformes peuvent ajuster leurs règles, les consommateurs peuvent s'organiser, un débat public peut émerger. Mais quand des milliers de nouveaux acteurs peuvent exploiter une faille en quelques semaines, l'écosystème entier se retrouve submergé avant même d'avoir pu comprendre ce qui se passe. Il n'y a plus de temps pour la maturation, pour l'ajustement progressif. Tout va trop vite.

Reste une question ouverte : vers quoi cette zone grise nous mène-t-elle ? Vers une maturation, où les règles finiront par se stabiliser, où les bonnes pratiques émergeront, où l'IA sera intégrée de manière éthique dans l'entrepreneuriat ? Ou vers une dérive progressive, où la médiocrité automatisée devient la norme, où la confiance s'érode définitivement, où l'économie semi-légitime finit par contaminer l'ensemble du système ?

La réponse n'est pas écrite. Elle dépendra des choix que nous faisons collectivement, dès maintenant. Car cette zone grise ne disparaîtra pas. Elle fait partie du jeu de l'innovation. Mais si nous voulons qu'elle reste un espace d'expérimentation plutôt qu'un terrain de prédation, il est urgent de poser les bonnes questions, de tracer des lignes, même imparfaites, et de refuser que le hack intelligent ne serve indéfiniment de couverture au scam organisé.

Chez Delta Business School, nous formons les étudiants à naviguer dans cette complexité. Non pas seulement à utiliser les outils de l'IA, mais à les comprendre, les questionner et les maîtriser avec discernement. Nous les incitons à développer une approche responsable et stratégique de la technologie, où créativité, rigueur et éthique se rencontrent. Car maîtriser l'IA ne suffit plus : il faut savoir l'intégrer dans une vision cohérente, capable de générer du sens, de la valeur et de la confiance. C'est pourquoi nous accordons autant d'importance aux soft skills face à l'IA : savoir challenger les résultats, vérifier la pertinence des outputs, détecter les biais, reformuler intelligemment ses prompts. Notre objectif ? Former une génération d'entrepreneurs et de créateurs capables d'innover sans perdre la dimension humaine qui donne son sens au progrès. Des professionnels qui ne se contentent pas d'exploiter la technologie, mais qui l'utilisent pour créer de la valeur authentique, bâtir des projets porteurs de sens, et contribuer à une économie où l'efficacité ne se fait pas au détriment de l'éthique.